APLD, APC, RCC : décryptage des outils de la négociation sociale

19 Fév 2021

Par rapport à 2009, année où la crise financière internationale s’est traduite dans notre économie, la boîte à outils de la négociation sociale s’est considérablement diversifiée par la création de nouveaux dispositifs juridiques et économiques. Panorama des leviers mobilisables et des conditions de succès par Christian Pellet, directeur de Sextant Expertise.

La crise sanitaire a généré un choc économique violent concrétisé par la mise à l’arrêt ou le ralentissement de nombreux secteurs d’activités.

Lors du premier confinement, les entreprises ont saisi les opportunités que leur a offertes le législateur pour mettre en place facilement des mesures d’urgence, en particulier le chômage partiel dans sa version revisitée, qui pouvait être décidé unilatéralement sans même d’avis préalable des instances représentatives du personnel. Elles ont aussi utilisé toutes les mesures visant à protéger la santé des salariés, par la prise de congés, et de façon générale adaptation de l’organisation de l’entreprise, dans un cadre qui réduisait le temps du dialogue social à sa plus simple expression, et l’assimilait à un luxe inutile[1].

En termes d’emploi, la population en CDI a pu être relativement protégée pendant cette période[2], tandis que les emplois plus précaires payaient un lourd tribut à la raréfaction de l’activité[3]. Cette dichotomie, qui n’est pas nouvelle, a nourri des discours justifiés sur l’accroissement des inégalités généré par la crise sanitaire[4].

Une palette diversifiée d’outils de négociation en entreprises

Toutefois, à partir du mois de juillet 2020, les entreprises ont commencé à adopter des mesures plus structurelles, et à s’attaquer aux emplois pérennes : le nombre de PSE[5] a commencé à s’envoler, sans toutefois atteindre les niveaux constatés en 2009, année où la crise financière s’est transformée en crise économique et sociale en France[6]. Certains observateurs craignent toutefois que le mouvement ne s’amplifie cette année avec les contraintes financières générées par les échéances de remboursement des dettes sociales et des PGE (Prêts garantis par l’État) généreusement distribués.

Heureusement, la crise sanitaire ne se traduit pas uniquement en PSE, ce qui explique que la situation du marché de l’emploi ne soit pas plus grave. Les entreprises mobilisent en effet un panel de solutions diversifié, bien plus large que celui qui existait en 2009.

La première d’entre elles est évidemment l’activité partielle de droit commun, telle que revisitée en mars 2020. Celle-ci a eu un immense succès[7], et constitue une vraie différence par rapport à 2009. À cette époque, notre droit social ne disposait pas d’un outil aussi performant, alors que l’Allemagne le pratiquait déjà depuis de nombreuses années, ce qui a permis à ce pays de limiter les cohortes de licenciements que nous avons subies, et d’éviter de perdre ses compétences et son industrie.

Le recours à l’activité partielle a beaucoup décru avec la reprise d’activité. Elle est maintenant prolongée par un nouveau régime, l’activité partielle de longue durée (APLD), qui devrait pleinement se substituer au régime d’exception, dont l’attractivité financière est réduite depuis le début de l’année.

Promue notamment par les partenaires sociaux de la branche Métallurgie, l’APLD présente deux caractéristiques majeures :

  • elle est obligatoirement mise en œuvre par la négociation (de branche ou d’entreprise)
  • elle permet de mettre en place une réduction indemnisée du temps de travail en échange d’engagements sur l’emploi et la formation professionnelle.

19 accords de branche sont étendus ou en cours d’extension d’après le ministère du Travail[8]. Le nombre d’APLD signés en entreprise n’est pas connu avec précision, mais serait de plusieurs milliers[9].

Si l’outil n’est pas exempt de défauts, il est en tout cas bien mieux équilibré, du point de vue de la négociation, que d’autres plus récents, comme l’accord de performance collective (APC), créé par les ordonnances Travail (2017), sur la base de deux autres dispositifs qui n’avaient pas connu le succès.

Très innovant et moins connu, l’APC permet par voie d’accord d’entreprise de modifier tous les paramètres essentiels du contrat de travail, tels que la rémunération, le temps de travail et son organisation, ou encore le lieu de travail et même le poste occupé ! Le salarié qui en refuserait l’application est exposé à un licenciement « sui generis », la cause réelle et sérieuse étant constituée par le refus de l’application d’un accord collectif. Le dispositif est bien sécurisé, et n’a à ce stade subi aucune remise en cause par la jurisprudence. Avant la crise sanitaire, les entreprises l’utilisaient pour répondre à des besoins très diversifiés, ce qui a pu pousser beaucoup à qualifier cet outil de « couteau suisse » de la négociation. Près de la moitié des usages se faisaient indépendamment d’un contexte économique dégradé, par exemple pour modifier ou harmoniser le statut collectif.

Cependant l’APC peut aussi être utilisé pour provoquer des départs « volontaires » (la fraction des salariés qui refuse un accord imposant des contraintes jugées insupportables), en évitant de faire un PSE. C’est ce qu’exprime le cas de DeRichebourg Aeronautics, où 160 salariés sur 1 500 ont préféré le licenciement (avec une prime supra-légale prévue par l’APC) qu’une suppression de la prime de panier et de repas, d’un montant significatif[10].

Malgré son caractère innovant, l’APC connaît un succès certain, puisque 513 accords avaient été signés le 1er novembre 2020 [11]. La crise sanitaire accélère d’ailleurs le rythme des signatures, en inversant le rapport quant à la durée de ces accords : de 75 % à durée indéterminée, la proportion est passée à 34 %.

Dernier outil que les entreprises peuvent mobiliser, la rupture conventionnelle collective (RCC), également créée par les ordonnances Travail de 2017. Celui-ci permet de mettre en place un plan de suppression d’emplois par la voie du volontariat et de la négociation. Les départs n’ont pas la forme d’un licenciement économique, et les contraintes sont moins nombreuses que pour un PSE. Fin mars 2020, 234 négociations RCC avaient été engagées par les entreprises depuis les ordonnances[12].

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Des négociations à tiroirs, complexes et longues

Les entreprises disposent donc d’une palette d’outils diversifiée pour agir face aux conséquences de la crise. Tous, hormis le PSE, supposent une négociation d’entreprise. Le PSE peut en effet être mis en place unilatéralement par l’entreprise, si un accord n’est pas trouvé. Tous, hormis l’APC, sont encadrés par la Direccte, qui valide les accords ou homologue les projets unilatéraux. L’APC n’est pas encadré administrativement, ce qui autorise certains acteurs à tenter des interprétations parfois radicales du cadre juridique applicable[13]. Enfin, certains de ces outils ouvrent droit à l’assistance des organisations syndicales dans la négociation par un expert-comptable désigné par le CSE (PSE, APC), alors que d’autres ne le prévoient pas (RCC, APLD). Pourtant tous concernent des négociations à fort enjeu, avec un impact potentiel sur l’emploi (PSE, RCC, APC) ou les rémunérations (APC, APLD).

Dans le cadre de la résolution des problèmes posés par la crise sanitaire, les entreprises peuvent être tentées de mobiliser plusieurs de ces outils simultanément, ou successivement. Les outils ne répondent pas en effet à des besoins interchangeables : l’APC et l’APLD concernent potentiellement tous les salariés, alors que le PSE et la RCC ont pour objet principal de supprimer une partie des postes. L’articulation de ces dispositifs dans les entreprises est facilitée par leur compatibilité assez grande :

  • APLD, RCC et APC sont parfaitement compatibles juridiquement, car les départs éventuellement générés par les deux premiers outils n’ont pas la forme d’un licenciement économique : or, les engagements sur l’emploi pris par l’employeur dans le cadre d’un APLD sont par défaut l’absence de licenciements économiques sur la population visée dans le périmètre de l’accord.
  • APLD et PSE sont compatibles dans certaines conditions : simultanément si les deux outils ne concernent pas le même périmètre de salariés ; ou successivement, et sans limite de périmètre, si les perspectives économiques et financières de l’entreprise se sont dégradées depuis la présentation du diagnostic initial fourni avec la demande du bénéfice de l’APLD.

L’énoncé des outils et des possibilités de panachage suffit à illustrer la complexité potentielle de leur négociation, d’autant qu’elle peut être à tiroirs. Deux cas réels, négociés dans des entreprises de taille intermédiaire, l’illustrent clairement.

  • Dans une entreprise de formation leader en France (1 000 salariés), l’entreprise a ouvert les négociations en présentant les impacts de la crise financière sur sa marge opérationnelle pour 2021 et 2022, par rapport à ce qui était prévu à son plan d’affaires, et en a déduit les économies à réaliser pour maintenir sa profitabilité. En présentant son diagnostic économique, elle a aussi mis sur la table toutes les possibilités qu’elle voyait pour les obtenir. Les partenaires sociaux, après avoir identifié où était situé le scénario central, ont négocié pendant 4 mois avant de s’orienter vers deux dispositifs qui devraient prochainement faire l’objet d’une signature :
    • une RCC pour réduire durablement la masse salariale
    • un APC pour faire des économies transitoires, auxquelles s’associent les dirigeants : limitation des variables versées au titre de 2020, abaissement du taux de prise en charge des véhicules de fonction par l’entreprise.
  • Dans une entreprise du commerce, très durement affectée par son implantation dans les aéroports, il a été procédé d’une manière équivalente tout en proposant presque directement un APLD pour la totalité des salariés, conditionné par la signature préalable d’un APC pour 300 salariés, avec pour ceux-ci des réductions de temps de travail non indemnisées pouvant aller de -20 % à -50 %. Les partenaires sociaux n’ont pas voulu s’inscrire dans cette proposition malgré une négociation de plusieurs mois, et ont demandé à l’entreprise d’assumer ses choix en mettant en place un PSE pour les 300 personnes, articulé ou non avec un APLD pour les autres.

La négociation réussie de telles solutions suppose beaucoup de transparence sur l’information économique, une loyauté minimum dans la négociation, et de réelles connaissances techniques et juridiques. Le dernier point est le moins critique, car tant les entreprises que les représentants du personnel peuvent se faire assister par des conseils, s’ils estiment manquer de temps ou de compétences[14].

Globalement, il est en ce moment proposé aux partenaires sociaux de trouver des compromis intelligents face à une situation compliquée. Tous les outils juridiques nécessaires sont là. Mais la pratique de la négociation et la confiance mutuelle associée sont-elles au rendez-vous ? On peut en douter, si on en juge par la réduction des moyens du dialogue social qu’ont opérée un grand nombre d’entreprises à l’occasion de la mise en place des CSE, sans négociation dans la plupart des cas[15].

Le dialogue social ne va toujours pas de soi dans l’entreprise française. Mais peut-être l’épreuve du feu contribuera-t-elle enfin à déclencher cette évolution culturelle que Jean-Denis Combrexelle appelait de ses vœux en 2015[16] ?

Notes

[1] Jusqu’au 23 août 2020, le décret n° 2020-508 du 2 mai 2020 a autorisé l’employeur à consulter son conseil social et économique (CSE) dans des délais extrêmement raccourcis (huit à douze jours, au lieu d’un délai de un à trois mois) avant de prendre toute décision ayant « pour objectif de faire face aux conséquences économiques, financières et sociales de la propagation de l’épidémie de Covid-19 ».

[2] Le taux de chômage au sens du BIT (France métropolitaine) était de 8,1 au 3ème trimestre 2019, 7,8 au 4ème, 7,6 au 1er trimestre 2020, 7,0 au 2nd, et de 8,8 au 3ème.

[3] En avril 2020, le nombre d’intérimaires était à 46% de son niveau de février. Il est progressivement revenu à 92% en octobre (source DARES). Voir par ailleurs l’entretien d’Eric Heyer, directeur du département analyse et prévision de l’OFCE, à La Croix, daté du 07/10/2020

[4] Selon l’INSEE, les pertes de revenus dues à la crise sanitaire seraient d’autant plus importantes que les rémunérations sont basses : https://www.insee.fr/fr/statistiques/4801313

[5] Plan de Sauvegarde de l’Emploi : procédure de licenciement économique collectif pour des suppressions de postes à partir de 10 sur une période de 30 jours dans les entreprises de 50 salariés et plus.

[6] Du 1er mars au 22 novembre 2020, le nombre moyen mensuel de PSE initiés était de 76, contre 43 sur la même période en 2019 (DARES, Tableau de bord Situation sur le marché du travail durant la crise sanitaire). En 2009, le nombre moyen mensuel de PSE notifiés au ministère du Travail était de 187.

[7] En avril 2020, le nombre d’équivalents temps plein placés en activité partielle était de 5,5 millions ; en octobre 2020, il est de 0,6 millions (tableau de bord de la DARES, op. cit.).

[8] Source : Dares, communication à l’AJIS, 8 décembre 2020

[9] Le 10 octobre 2020, le Medef a annoncé que 1 600 accords APLD avaient été signés. L’APLD peut aussi être mis en place de façon unilatérale en appliquant un accord de branche étendu.

[10] Philippe Faucard, DSC UNSA DeRichebourg Aeronautics, à la web-conférence organisée le 17/11/20 par Sextant et Miroir Social sur les APC

[11] Source : Dares, communication à l’AJIS, 8 décembre 2020

[12] Rapport intermédiaire du comité d’évaluation des ordonnances Travail, p83

[13] Voir le livre blanc publié par le syndicat patronal Plastalliance en septembre 2020

[14] On notera toutefois que pour les représentants du personnel, seuls le PSE et l’APC prévoient un cadre pour l’intervention d’un expert : rien n’est prévu pour la RCC ni l’APLD, où les besoins sont également importants.

[15] Christian Pellet, « Quel impact des ordonnances Macron sur la perception de l’utilité du dialogue social pour les entreprises ? », Metis Europe, 3 novembre 2019

[16] Jean-Denis Combrexelle, La négociation collective, le travail et l’emploi, rapport au Premier ministre, septembre 2015

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